Blog sur la nature et ses merveilles
En rentrant chaque hiver en France, je m’interroge : pourquoi le Japon a-t-il fait de la frugalité une philosophie et une esthétique parmi les plus belles du monde, alors que mon pays natal n’en parle qu’épisodiquement, telle une tendance, selon les fluctuations de l’économie et les problèmes de société ? Pour moi, comme pour la plupart des Japonais, la frugalité est le secret du bonheur et de la sérénité – car être libre de soi (en pratiquant la frugalité jusque dans son for intérieur), c’est être libre de tout. C’est aussi le secret de la beauté dans bien des domaines : la communication, la consommation, la politique, l’amour, et même l’éthique ou la spiritualité. Or, la société française me semble, malgré les efforts de certains, proposer des modèles de bonheur reposant sur l’envie de vivre comme des stars, de porter des tenues provocantes, de se loger dans des appartements « relookés » avec des matériaux bas de gamme, de remplir sa vie amoureuse à tout prix (vivre seul, n’est-ce pas la pire des hontes ?) ou de cuisiner comme les top chefs sans se soucier de la diététique. Paradoxalement, cette même société produit des kilomètres de discours alarmistes sur la crise à surmonter, les milliards de déficit à combler, les courbes du chômage à inverser, le nombre de personnes vivant en dessous du seuil d’une pauvreté à enrayer, la délinquance à éradiquer ou l’obésité grandissante. Comment, dans un tel contexte, prôner la simplicité, la sobriété, la modestie ou la frugalité comme les panacées du bonheur ? Je ne pense pas que les grands discours philosophiques, intellectuels, politiques ou économiques soient la meilleure façon de redonner confiance à chacun quant à ses facultés à être sinon heureux (par définition, le bonheur est une chose hors d’atteinte et derrière laquelle il faut toujours courir, s’essouffler ou se battre), du moins serein. Par contre, ouvrir les yeux sur l’ailleurs aide à prendre conscience que tout n’est pas aussi triste que cela en a l’air chez nous, en France. Et que nous avons, malgré les innombrables problèmes dont on nous rabâche les oreilles, tout ce qu’il faut pour vivre heureux sans vouloir encore et toujours plus – d’argent, de reconnaissance, de beauté, d’amour, de croisières en discount… Voici donc quelques exemples de cette belle frugalité japonaise.
Des classes sociales quasi inexistantes Reconnaissons-le : beaucoup de pays sont bien plus malheureux que la France. Au Japon, si vous êtes au chômage, vous n’avez droit qu’à trois mois d’allocations. Chaque matin, il faut vous présenter au bureau des demandeurs d’emploi avec la liste des démarches effectuées la veille, preuves à l’appui. Mais dans ce pays où la notion de classes sociales est plutôt inexistante, il n’est pas honteux de faire n’importe quel travail, même ceux considérés comme très modestes et plutôt méprisés dans les mentalités françaises (nettoyage des lieux publics, démarcheur par téléphone, employé de fourrière…). Par exemple, ma concierge, à Kyoto, vivait autrefois avec un certain standing. Désormais veuve, elle travaille encore, à 75 ans, pour boucler ses fins de mois. Balayer lui fait faire de l’exercice physique, me dit-elle. Parler aux habitants de l’immeuble la distrait. Lorsque son travail est fini, elle lit (sa dernière lecture est un essai sur l’art de comprendre la poésie). Elle a conscience que son rôle est essentiel pour la paix et la propreté de l’immeuble. Il lui arrive de m’inviter pour une cérémonie du thé. Son maquillage discret, un bijou de bon goût et son pantalon blanc ne laissent alors jamais deviner qu’elle nettoie les poubelles tous les matins. Elle accepte son travail avec humilité et fierté, ce qui la rend encore plus digne et respectable. Les retraites sont parfois très maigres là-bas. A peine le RSA. Mais les Japonais ont l’art de bien vivre en se contentant de peu. Dans de petites surfaces : une personne seule habite rarement dans plus de 20 ou 25 mètres carrés. Ils ont aussi plus de facilité que nous à se détacher de leurs biens matériels, à jeter tout ce qui ne sert plus et à racheter des objets adaptés aux nouveaux besoins : quand les enfants ont grandi et sont partis, on se débarrasse des grosses casseroles et des futons dont on n’a plus l’utilité. On s’approvisionne dans les « 100 yen shops », des boutiques où tout coûte environ 75 centimes d’euro. A l’âge de la retraite, la priorité devient alors de rester chez soi le plus longtemps possible et en bonne santé afin de ne pas importuner sa famille. On accepte avec gratitude, puisqu’on est en forme, les distractions encore possibles, des occupations peu coûteuses et bénéfiques pour la santé physique et morale : des cours d’arrangement floral ou de tricot offerts par les mairies de quartier, des parties bihebdomadaires de minicricket dans les parcs publics ou des promenades quotidiennes de 10 000 pas, podomètre au cou.
Ne montrer ni joie ni peine Pour les Japonais, étaler ses malheurs est une forme d’incivilité. Pourquoi alourdir le cœur des autres avec ses propres chagrins ? Cette attitude, surprenante pour nous, Occidentaux, l’est encore plus lorsqu’ils cachent leur joie pour éviter de se montrer inconvenant. Comment, en effet, réagirait une voisine dont le fils vient d’échouer à un concours d’université, alors que nous lui annonçons avec jubilation que le nôtre vient de réussir ? Oui, la frugalité – ou plutôt la retenue – peut même s’appliquer à la façon de communiquer. Un Japonais a toujours le souci de faire sentir aux autres qu’ils sont plus importants que lui. Il lui est impensable de se mettre en avant ou de parader, ce qui aurait pour résultat, cela est humain, de rendre les autres jaloux ou envieux. Etre frugal dans l’expression de ses sentiments peut être une magnifique preuve d’altruisme. Les Japonais vivent de façon extrêmement dépouillée chez eux et fréquentent, lorsqu’ils sortent, des lieux luxueux. Faire des économies de bout de chandelle, utiliser les torchons ou les pyjamas jusqu’à la trame, n’est pas de l’avarice mais, au contraire, un signe de noblesse : la parcimonie et la frugalité sont considérées comme des vertus. Par contre, à l’extérieur, ils sont toujours très élégants et soignés, non pour parader, mais par respect pour les autres. Ils disent d’ailleurs que l’on mange pour son propre plaisir, mais que l’on s’habille pour celui des autres. Néanmoins, là aussi, le maître mot est la discrétion : ne jamais se mettre en avant, ne pas se faire remarquer. Les femmes ne se parfument pas et le coloris le plus porté à Kyoto est le gris. Paradoxalement, ceux qui s’habillent de cette couleur sont les plus regardés et admirés.
Un gage d’harmonie sociale J’avoue être folle du Japon et je continue, chaque jour, à m’extasier devant la frugalité de ses habitants, leur sourire, leur calme, leur politesse et leur gentillesse, même à la caisse du supermarché… Ils savent tous ce que signifie le mot « frugalité ». Il leur a été inculqué dès l’enfance, ils peuvent vous en énumérer les composantes (retrait de soi, économie, parcimonie, humilité, modestie…). Ils reconnaissent qu’il leur faut parfois des mois et même des années avant de véritablement connaître quelqu’un ; qu’ils souffrent souvent de ne pas savoir ce que leurs plus proches amis, collègues, partenaires de vie pensent. Mais ils sont conscients que c’est grâce à cette retenue que leur quotidien est facile, « confortable », et leurs rapports aux autres fluides, lisses, sans heurts, ni conflits, ni débordements. Chacun prend sur lui et c’est la société entière qui en bénéficie – les manifestations, par exemple, ne se font que les jours fériés : chacun a le droit d’exprimer ses récriminations, mais pas celui de nuire aux autres. Heureusement, cette authentique frugalité ne se pratique pas qu’au Japon. Cherchez et vous en trouverez partout des exemples. Si vous ne les avez pas encore repérés, c’est que, justement, ces personnes ne se font pas remarquer. Observez-les. Elles vous offriront le plus beau des cadeaux : l’envie de leur ressembler. Car elles possèdent en elles un secret : le contentement de vivre simplement, d’être en accord avec soi, de ne jamais se plaindre et de toujours regarder le bon côté des choses. En un mot, une attitude frugale mais hédoniste que beaucoup d’entre nous recherchent sans relâche, sauf là où elle se cache.
Dominique Loreau publie, le 16 avril, « L’Art de mettre les choses à leur place » (Flammarion, 240 p., 18 €).
Source : newsletter Clés