• La beauté pour voir le mystère du monde

    La beauté pour voir le mystère du monde

    Pourquoi avons-nous un sens du beau ? Pourquoi la beauté est-elle importante, voire un besoin, pour nous ? D’après Charles Pépin, auteur de "Quand la beauté nous sauve", c’est parce que la beauté nous permet d’appréhender ce qui est au-delà de notre compréhension.

      

     

    Je pensais à mon travail, à Kant, à Hegel et à Freud, à cette activité particulière qu’est l’écriture d’un livre, à ce bonheur qu’il y a à alterner, comme sorti du monde, écriture et baignade. Finalement j’ai calé les lunettes sur mon nez et plongé pour échapper à la pluie et au vent glacé. C’était dans la mer que se trouvait la chaleur, c’était elle qui me protégerait. J’ai nagé longtemps la brasse coulée sans plus me soucier ni de la pluie qui se déchaînait ni de l’introuvable soleil, sans plus penser à rien, tout au rythme de ma nage, tout à l’écoute de mon souffle.  
     
    J’étais bien, je n’avais plus froid, je nageais et nageais encore, rentrais la tête et sortais, inspirais et expirais – ce rythme simple faisait ma joie, je n’attendais plus rien. J’ai fait demi-tour au loin. Au bout d’un certain temps, j’ai senti de nouveau le sable sous mes pieds. Je devais nager les yeux fermés, malgré les lunettes, depuis longtemps. Je me suis redressé d’un coup en enlevant mes lunettes et une pluie de grêlons s’est abattue sur moi, dense, me fouettant les épaules et la tête, mais étonnamment lumineuse, traversée d’une lumière venue d’on ne sait où. C’est alors que j’ai vu la falaise en face, soudain éclatante de blancheur, frappée d’un soleil très précis tandis que tout, partout autour, demeurait dans l’obscurité. C’était comme une naissance ou un miracle : cette falaise était l’élue du soleil au milieu de la nuit.
     
    Je ne sais pourquoi, j’ai levé les bras au ciel et la fin de mon livre m’est apparue, l’idée qui me manquait mais vers laquelle toutes les autres tendaient en fait, l’idée qui était là mais à laquelle mon esprit résistait encore : nous avons besoin de la beauté pour accueillir le mystère dans le creux de nos mains.
     
    Le mystère, souvent, nous effraie. Nous avons peur de ce que nous ne comprenons pas. La beauté, elle, nous propose une expérience heureuse du mystère. Peut-être est-ce finalement sa plus grande vertu : nous apprendre à aimer ce que nous ne comprenons pas.
     
    Il y a tant de choses, en effet, que nous ne supportons pas de ne pas comprendre : les jugements négatifs que les autres portent sur nous, la raison de nos échecs, l’indifférence d’un être qui nous a passionnément aimés, la répétition des mêmes erreurs, voire les dysfonctionnements de la technologie que nous utilisons quotidiennement... Probablement est-il dans notre nature de chercher le pourquoi des choses, et dans l’esprit de notre temps de vouloir tout comprendre, pour ne pas dire tout expliquer. (...) si le désir de comprendre élève l’homme, l’obsession de tout expliquer risque de le rabaisser.
     
    Pire, de lui interdire le bonheur. Car tout n’est pas explicable. Quelque chose, dans l’existence du monde comme dans celle des hommes, dans la profondeur de nos états d’âme, résistera toujours à l’explication. C’est d’ailleurs le sens d’une psychanalyse : nous aider à entendre, précisément, que tout n’est pas explicable. Il faut parfois des années pour l’accepter, pour réussir à l’entendre. La beauté, elle, est capable de nous le souffler en une seule seconde, en un seul instant d’émotion esthétique : il y a de l’inexplicable, et nous pouvons l’aimer. Elle est capable de nous sauver de notre passion explicative, de notre obsession de la maîtrise.
     
    Cette falaise comme choisie par le soleil ne m’a pas dit autre chose : j’étais en train de réfléchir – à mon livre, à la beauté, à ma vie personnelle... – quand soudain apparut, dans la surnaturelle blancheur d’un bloc de craie tiré de la pénombre, cette évidence que la beauté nous élève parce qu’elle ne s’explique pas, que nous pouvons être grandis par la relation à ce que nous ne comprenons pas. Qu’y avait-il à comprendre dans une falaise illuminée plus que ses voisines ? Rien. Et pourtant elle m’a donné la force, l’espoir, a redonné de l’élan à mon imagination, comme les quelques notes de piano jouées par Michel Berger redonnèrent à Lucie, avant même qu’il ne commence à chanter, confiance en son avenir. Pourquoi ?
    « La rose est sans pourquoi », répond, au XVIIe siècle, le poète mystique Angelus Silesius. Qu’y a-t-il à comprendre à la beauté d’une rose ? Qu’y a-t-il à comprendre au sourire de la Joconde ? Rien. Ou plutôt : tout ce que nous pourrons en comprendre n’épuisera jamais le mystère de la beauté. On dira de la rose qu’elle se tend vers le ciel avec la force d’un destin, que la manière dont le bouton se déploie en pétales symbolise la puissance implacable de l’énergie vitale, on dira d’elle encore que la forme de ses pétales l’élève au-dessus des autres fleurs – cette forme singulière, tout à
    la fois repliée sur elle-même et ouverte sur l’extérieur, en invitation pudique et délicate. On dira ce qu’on voudra. Et après ? Restera l’énigme de la beauté.
     
     
    Quand la beauté nous sauve, Charles Pépin
    Éditions Robert Laffont (Février 2013 ; 234 pages)
     
      
      
      
    « La force mystérieuse de la beautéEt si les coïncidences avaient un sens »
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